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Fikret Moualla
est né en 1903.
Son père, Ekrem Bey, était un haut fonctionnaire
travaillant au sein de l’Administration de la
Dette, chargée de l’épuration et
du recouvrement des gigantesques arriérés
de « l’homme malade de l’Europe »
qu’était alors l’Empire Ottoman.
L’Empire était déjà entré
dans sa phase d’agonie finale, et allait bientôt
éclater et disparaître sous les coups de
butoir des guerres balkaniques et de la première
guerre mondiale.
Le « nom de famille » à
l’occidentale n’existant pas à l’époque
en Turquie, « Moualla » n’était
qu’un second prénom, et correspondait à
l’un des prénoms de son propre père.
Ce n’est qu’en 1934, lors de la mise en
application de la loi sur le patronyme, que Moualla
allait se choisir le nom de SAYGI, signifiant littéralement
« respect », nom avec lequel il allait d’ailleurs
signer un grand nombre de ses oeuvres jusqu’à
la fin des années 40, et qui allait également
figurer sur la majeure partie de sa correspondance jusqu’à
la fin de sa vie.
Fikret Moualla eut aussi un frère, né
en 1913, qui allait être l’un des touts
premiers pilotes de chasse de l’aviation turque,
et qui sera victime d’un accident mortel en 1948.
C’est dès ses premières
années que Fikret Moualla allait être initié
à la langue et à la culture françaises,
grâce à la fréquentation de l’école
Saint Joseph, puis du fameux lycée francophone
de Galatasaray, où il allait être interne.
C’est probablement les professeurs de dessin qu’il
eut au lycée, à savoir Viçen Arslanian
et Sevket Dag, qui lui inculquèrent le goût
pour la peinture.
Néanmoins, son premier modèle
dans la vie fut son oncle, Hikmet Topuz, qui était
alors un célèbre footballeur du club de
Fenerbahce. Le ballon rond semblait être la seule
vraie passion du jeune Fikret, jusqu’à
ce qu’un accident survenu au cours d’une
partie en 1915 vienne définitivement briser ses
rêves de carrière sportive. Une fracture
de la cheville allait l’empêcher de suivre
les cours durant de longs mois, et ses os mal ressoudés
allaient lui laisser une séquelle toute sa vie
durant, en le rendant légèrement boiteux.
Trois ans plus tard, la grippe espagnole
qui sévit en Turquie comme dans toute l’Europe
devait emporter sa mère, Nevber Hanim, puis sa
grand-mère à peine quelques mois après.
Ekrem Bey attendit les 41 jours de deuil « réglementaires
» avant de prendre une nouvelle compagne, ce qui
entraîna, de la part de Fikret, un immense accès
de colère, qui allait constituer la première
d’une longue série de crises. Ekrem Bey
répudia la prétendante, et se choisit
une seconde épouse, Béhice Hanim, qu’il
jugea plus convenable et mieux acceptable par son fils,
et dont il allait avoir une fille en 1926, mais rien
n’y fit. Le climat se détériora.
Fikret voulut, à plusieurs reprises, expulser
de la maison sa nouvelle belle-mère, et en vint
aux mains avec son père, qu’il faillit
assommer… L’extrême fragilité
de son équilibre mental allait même se
solder par un premier contrôle à l’asile
psychiatrique de Bakirköy, que Moualla allait par
la suite fréquenter régulièrement.
Le père ne savait plus comment
gérer les sautes d’humeur de son fils.
En 1919, il n’était toujours qu’en
dernière année de collège, et avait
de très sérieux problèmes de concentration.
Au mois de septembre de la même année,
Ekrem Bey prit la décision de l’envoyer
en Suisse, pour la poursuite de sa scolarité,
et en espérant qu’il deviendrait ingénieur…
N’aimant pas Zurich, Fikret Moualla passa d’abord
à Heidelberg, puis à Munich, où
il s’inscrit à la section dessins et affiches
de l’académie des Beaux-Arts. Ne s’y
plaisant pas non plus, il fit transférer son,
dossier à Berlin, où il allait compléter
sa formation, et où l’académie était
dirigée alors par Arthur Kampf. D’après
certaines sources, l’ancien khédive d’Egypte
Abbas Hilmi pacha lui attribua une bourse.
C’est en 1926, ou en 1927 selon
certains auteurs, riche de cette expérience,
qu’il revint en Turquie, après s’être
arrêté quelques jours à Paris sur
le chemin du retour. Fortement influencé par
le mouvement expressionniste allemand, détaché
à tout jamais d’une approche classique
de la peinture, Moualla allait avoir énormément
de mal à se remettre dans le bain de la vie stambouliote.
Nommé enseignant au lycée de Galatasaray
en 1927 et chargé des cours de dessin, il commença
une vie dissolue, où l’alcool allait prendre
de plus en plus de place. Ses excès nocturnes
dans les tavernes de Beyoglu commencèrent à
forger sa légende. Ne pouvant régler sa
note à la fin de l’une de ces mémorables
soirées, il monta sur la table, commença
à se dévêtir, et proposa de payer
l’addition avec ses vêtements. C’est
le fils du patron qui, en reconnaissant son professeur,
mit fin au strip-tease juste avant le bouquet final…
Peu de temps après, Moualla démissionnait
avec fracas du lycée, demandant à la direction
« de bien vouloir trouver à sa place un
autre idiot acceptant de travailler pour un tel salaire
»...
Les turbulences et incidents qui émaillaient
de plus en plus sa vie l’obligèrent à
accepter un poste d’enseignant à Ayvalik,
sur les rives de la mer Egée, l’éloignement
d’Istanbul ayant certainement été
jugé comme étant la seule solution pouvant
lui éviter de sérieux ennuis avec la police…
Il ne put rester que quelques mois dans cette petite
ville qui était alors dépourvue de tout
confort moderne, et démissionna par une lettre
restée célèbre où il indiquait
« qu’il n’était absolument
pas utile d’avoir un professeur de dessin dans
une bourgade ne disposant même pas du courant
électrique ».
De retour à Istanbul, commença
alors pour Fikret Moualla une longue période
sur laquelle les témoignages sont relativement
peu nombreux, faite de collaborations ponctuelles à
diverses revues (Ses, Yeni Adam) qui acceptaient de
publier ses dessins et aquarelles ; d’un court
passage en 1932 au Théâtre de la Ville
d’Istanbul où il tint un rôle dans
une pièce dont il fut aussi le décorateur
; de très rares expositions dont une eut lieu
en 1934 ; d’errances nocturnes, de heurts et d’esclandres,
de marginalité, et de séjours réguliers
à l’hôpital psychiatrique de Bakirköy
qui constituait pour Moualla le seul échappatoire
lui permettant d’éviter un emprisonnement
ferme, grâce, en quelque sorte, à une immunité
pénale au vu de son état psychologique.
Il essaya de placer ses œuvres
auprès de l’académie des Beaux-Arts,
qui commençait alors à constituer le noyau
de ce qui allait devenir la collection d’art moderne
de l’Etat. Reçu par le directeur de l’époque,
qu’il connaissait pourtant, mais qui refusa tout
net d’acquérir ne serait-ce qu’une
seule de ses peintures, Fikret Moualla prit à
bras le corps toutes les œuvres qu’il avait
apporté avec lui, et alla les jeter dans le Bosphore
tout proche.
A un autre moment, on lui passa une
importante commande, en lui demandant de réaliser
une grande fresque qui devait représenter les
principaux hommes politiques du moment. Ce qui devait
arriver arriva, et il finit, un beau jour, par détruire
sa réalisation, en trouant les visages des personnages
qu’il avait dessiné.
Ses multiples séjours en hôpital
psychiatrique, qui lui évitaient à chaque
fois une incarcération quasi-certaine, se passaient
dans un contexte presque agréable. Connu et apprécié
par les docteurs, l’asile devenait ainsi pour
Moualla une sorte de retraite où il pouvait continuer
à peindre, tout en partageant parfois sa chambre
avec des personnages comme Neyzen Tevfik, qui était,
quand il était dans un état normal, un
formidable joueur de ney et un grand poète. C’est
probablement Neyzen Tevfik qui communiqua également
à Moualla le goût de l’invective.
Neyzen était l’auteur d’une «
Apologie de la liberté d’insulter »,
ouvrage où il développait, sur de longs
chapitres, « l’absolue nécessité
d’instaurer la liberté d’invectiver,
aussi importante que la liberté d’aimer,
devant permettre à tout un chacun, dans la mesure
de ses capacités, d’insulter toute autre
personne à outrance » !..
Une autre mémorable altercation
dans la vie tumultueuse de Fikret Moualla eut lieu autour
d’une des photographies ou portraits officiels
représentant Atatürk, dont l’effigie
ornait tous les établissements, publics ou privés.
Moualla, à l’occasion d’un dîner
dans un restaurant, critiqua ouvertement l’un
de ces portraits qui, à ses yeux, possédait
trop de défauts. La discussion s’envenima.
L’un des témoins de la scène, qui
se trouvait être le cuisinier personnel du président,
le dénonça aussitôt à la
police. Ce délit, qualifié d’insulte
au chef de l’Etat, faisait alors encourir à
son auteur un très long et pénible séjour
en milieu carcéral. Une fois de plus, Fikret
s’en tira avec une petite période d’internement.
Dégoûté, inadapté,
écœuré, esseulé, Fikret Moualla
voulait dorénavant s’en aller vers d’autres
cieux. Il réalisa une série de grandes
gouaches destinées à décorer le
café du pavillon turc de l’exposition universelle
de New-York, grâce à l’entremise
de son ami Abidine Dino puis, profitant sans attendre
de ce pécule inattendu, quitta Istanbul à
la fin de 1938, ou au mois de janvier 1939, pour venir
s’installer à Paris.
Il habita quelque temps à Pigalle au tout début
des années 40, mais fut très rapidement
dégoûté de l’ambiance de la
place du Tertre où, à ses yeux, «
de faux peintres vendaient leurs fausses œuvres
à de faux acheteurs en échange de fausse
monnaie.. ». Il ne quitta pas la capitale durant
la guerre ou, selon les mauvaises langues, son excellente
connaissance de l’allemand lui facilita grandement
les relations avec l’occupant. Néanmoins,
la guerre ayant déjà lieu en permanence
dans son esprit, la guerre des hommes devait sans doute
lui sembler étrangère à sa réalité
à lui.
Il fréquenta, sans trop s’y
attarder et surtout histoire de s’y réchauffer
les os, l’académie de la Grande Chaumière,
l’atelier d’Othon Friesz, et celui de Lhote,
qui fut dirigé quelque temps par une artiste
turque, Hale Asaf, que Fikret avait connu à Berlin
et qui allait mourir à Paris dans le plus grand
dénuement au début de la guerre.
Moualla s’installa ensuite au N° 7 de l’impasse
Rouet dans le 14e, dans une petite chambre du 6e étage.
Les galeristes parisiens s’intéressèrent
à Moualla dès le début des années
50. L’encadreur Estève fut probablement
à l’origine de cet engouement, en exposant
régulièrement des gouaches de Fikret dans
sa vitrine de la rue Jacques Callot. Moualla allait
exposer, et souvent à plusieurs reprises, chez
Dina Vierny, Marcel Bernheim, France Bertin, Bruno Bassano
et Katia Granoff, et également en Suisse (musée
de l’Athénée) et en Belgique.
Malgré le très fort pouvoir
de séduction de ses gouaches, les relations que
l’artiste entretenait avec les marchands étaient
toujours très chaotiques. Ne se séparant
jamais de son carton à dessin qui lui servait
aussi de chevalet, Fikret ne pouvait respecter aucune
promesse d’exclusivité avec quelque galerie
que ce soit, et se servait de se gouaches comme autant
de monnaies d’échange qui lui permettaient
de s’enfiler des ballons de vin rouge et de manger
quelques plats du jour dans ses bistrots préférés…
Fidèle représentant de
la lignée des peintres maudits, Fikret Moualla
s’énervait, éructait, excellait
parfois dans l’art de l’insulte et de la
vindicte, sombrait dans des colères noires ou
des beuveries incessantes, et vivait dans la psychose
permanente d’une persécution inéluctable,
persuadé d’être la cible des services
secrets et de la police, ce qui l’amena d’ailleurs,
à deux reprises, à séjourner à
l’hôpital Sainte Anne (en 1953 et en 1956).
Deux protecteurs, Louis Lhermine dans
un premier temps, puis surtout Fernande Anglès,
s’occupèrent plus particulièrement
de Moualla, essayant, en tentant de lui donner une certaine
stabilité matérielle, d’obtenir
une production régulière, nécessaire
pour « asseoir » sa cote. M. Lhermine installa
Moualla dans un hôtel situé rue Léon
Jost, et, lors des expositions organisées notamment
à la galerie Marcel Bernheim en 1957 et 1958,
envoya Fikret Moualla dans le sud de la France pour
éviter les esclandres que ce dernier ne manquait
jamais de provoquer. C’est d’ailleurs lors
d’un séjour à Cannes qu’il
fit la connaissance de Mme Anglès, qui s’occupait
également de peintres comme Bernard Buffet, François
Philippe et de bien d’autres artistes, et qui
prit Moualla sous sa protection en 1959 ou 1960.
Et ce fut bien le début d’une
nouvelle période pour Moualla. Son œuvre
devint plus régulière, mais plus naïve.
L’extrême puissance picturale des années
50 laissa la place à des compositions plus figées,
aux zones picturales clairement délimitées
et ne se fondant plus les unes dans les autres. L’obligation
de produire son quota mensuel avait peut-être
quelque peu éteint l’étincelle de
folie, qui ne revenait plus que de temps à autre.
La santé de Moualla déclinait de plus
en plus. Dans une lettre à son ami Abidine, il
écrivait que « les vaches qui s’étaient
installées dans son estomac en compagnie des
psychiatres n’arrêtaient pas de copuler
ensemble »…
Victime d’une attaque d’hémiplégie,
il fut hospitalisé à Laennec en 1962.
Il s’installa au domicile de Madame Anglès
à sa sortie de l’hôpital, et accepta,
au mois d’octobre de la même année,
de « s’expatrier » à Reillanne,
dans les Alpes Maritimes, où Mme Anglès
possédait plusieurs petites maisons. Les mois
d’hiver étaient pénibles et solitaires.
Il lui arrivait, tard dans la nuit, et dans l’angoisse
d’une amnésie passagère provoquée
par l’alcool, d’appeler le central, pour
demander à l’opératrice «
Dites-moi mademoiselle, qui suis-je, dites-moi qui je
suis… » C’est là, tout en continuant
à peindre, qu’il allait passer les dernières
années de sa vie, jusqu’à sa mort
survenue le 19 juillet 1967 à l’hôpital
de Manosque, sans jamais être revenu ne serait-ce
qu’une seule fois à Paris. Sa dépouille
allait être transférée en Turquie
en juin 1974, pour y être inhumée au cimetière
de Karadja Ahmet à Istanbul, dans cette ville
qu’il n’avait pas revue depuis 1938, et
qui lui avait certainement terriblement manqué.
Il avait dit un jour à son ami Mubin Orhon «
que la gare de Lyon était l’endroit qu’il
détestait le plus à Paris ». A Mubin
qui s’étonna de ce choix, Fikret Moualla
répondit « que juste à l’autre
bout de la voie ferrée se trouvait Istanbul »…
Kerem Topuz – Avril 2005 |
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