Accueil Accueil
Français - English - Turc
Biographie Ses oeuvres Expertise
BIOGRAPHIE
 
FIKRET MOUALLA - LE SCENARIO DE SA VIE

 


Moualla en 1952.

 

 

Fikret Moualla est né en 1903.

Son père, Ekrem Bey, était un haut fonctionnaire travaillant au sein de l’Administration de la Dette, chargée de l’épuration et du recouvrement des gigantesques arriérés de « l’homme malade de l’Europe » qu’était alors l’Empire Ottoman. L’Empire était déjà entré dans sa phase d’agonie finale, et allait bientôt éclater et disparaître sous les coups de butoir des guerres balkaniques et de la première guerre mondiale.

Le « nom de famille » à l’occidentale n’existant pas à l’époque en Turquie, « Moualla » n’était qu’un second prénom, et correspondait à l’un des prénoms de son propre père. Ce n’est qu’en 1934, lors de la mise en application de la loi sur le patronyme, que Moualla allait se choisir le nom de SAYGI, signifiant littéralement « respect », nom avec lequel il allait d’ailleurs signer un grand nombre de ses oeuvres jusqu’à la fin des années 40, et qui allait également figurer sur la majeure partie de sa correspondance jusqu’à la fin de sa vie.
Fikret Moualla eut aussi un frère, né en 1913, qui allait être l’un des touts premiers pilotes de chasse de l’aviation turque, et qui sera victime d’un accident mortel en 1948.

C’est dès ses premières années que Fikret Moualla allait être initié à la langue et à la culture françaises, grâce à la fréquentation de l’école Saint Joseph, puis du fameux lycée francophone de Galatasaray, où il allait être interne. C’est probablement les professeurs de dessin qu’il eut au lycée, à savoir Viçen Arslanian et Sevket Dag, qui lui inculquèrent le goût pour la peinture.

Néanmoins, son premier modèle dans la vie fut son oncle, Hikmet Topuz, qui était alors un célèbre footballeur du club de Fenerbahce. Le ballon rond semblait être la seule vraie passion du jeune Fikret, jusqu’à ce qu’un accident survenu au cours d’une partie en 1915 vienne définitivement briser ses rêves de carrière sportive. Une fracture de la cheville allait l’empêcher de suivre les cours durant de longs mois, et ses os mal ressoudés allaient lui laisser une séquelle toute sa vie durant, en le rendant légèrement boiteux.

Trois ans plus tard, la grippe espagnole qui sévit en Turquie comme dans toute l’Europe devait emporter sa mère, Nevber Hanim, puis sa grand-mère à peine quelques mois après. Ekrem Bey attendit les 41 jours de deuil « réglementaires » avant de prendre une nouvelle compagne, ce qui entraîna, de la part de Fikret, un immense accès de colère, qui allait constituer la première d’une longue série de crises. Ekrem Bey répudia la prétendante, et se choisit une seconde épouse, Béhice Hanim, qu’il jugea plus convenable et mieux acceptable par son fils, et dont il allait avoir une fille en 1926, mais rien n’y fit. Le climat se détériora. Fikret voulut, à plusieurs reprises, expulser de la maison sa nouvelle belle-mère, et en vint aux mains avec son père, qu’il faillit assommer… L’extrême fragilité de son équilibre mental allait même se solder par un premier contrôle à l’asile psychiatrique de Bakirköy, que Moualla allait par la suite fréquenter régulièrement.

Le père ne savait plus comment gérer les sautes d’humeur de son fils. En 1919, il n’était toujours qu’en dernière année de collège, et avait de très sérieux problèmes de concentration. Au mois de septembre de la même année, Ekrem Bey prit la décision de l’envoyer en Suisse, pour la poursuite de sa scolarité, et en espérant qu’il deviendrait ingénieur… N’aimant pas Zurich, Fikret Moualla passa d’abord à Heidelberg, puis à Munich, où il s’inscrit à la section dessins et affiches de l’académie des Beaux-Arts. Ne s’y plaisant pas non plus, il fit transférer son, dossier à Berlin, où il allait compléter sa formation, et où l’académie était dirigée alors par Arthur Kampf. D’après certaines sources, l’ancien khédive d’Egypte Abbas Hilmi pacha lui attribua une bourse.

C’est en 1926, ou en 1927 selon certains auteurs, riche de cette expérience, qu’il revint en Turquie, après s’être arrêté quelques jours à Paris sur le chemin du retour. Fortement influencé par le mouvement expressionniste allemand, détaché à tout jamais d’une approche classique de la peinture, Moualla allait avoir énormément de mal à se remettre dans le bain de la vie stambouliote. Nommé enseignant au lycée de Galatasaray en 1927 et chargé des cours de dessin, il commença une vie dissolue, où l’alcool allait prendre de plus en plus de place. Ses excès nocturnes dans les tavernes de Beyoglu commencèrent à forger sa légende. Ne pouvant régler sa note à la fin de l’une de ces mémorables soirées, il monta sur la table, commença à se dévêtir, et proposa de payer l’addition avec ses vêtements. C’est le fils du patron qui, en reconnaissant son professeur, mit fin au strip-tease juste avant le bouquet final…
Peu de temps après, Moualla démissionnait avec fracas du lycée, demandant à la direction « de bien vouloir trouver à sa place un autre idiot acceptant de travailler pour un tel salaire »...

Les turbulences et incidents qui émaillaient de plus en plus sa vie l’obligèrent à accepter un poste d’enseignant à Ayvalik, sur les rives de la mer Egée, l’éloignement d’Istanbul ayant certainement été jugé comme étant la seule solution pouvant lui éviter de sérieux ennuis avec la police… Il ne put rester que quelques mois dans cette petite ville qui était alors dépourvue de tout confort moderne, et démissionna par une lettre restée célèbre où il indiquait « qu’il n’était absolument pas utile d’avoir un professeur de dessin dans une bourgade ne disposant même pas du courant électrique ».

De retour à Istanbul, commença alors pour Fikret Moualla une longue période sur laquelle les témoignages sont relativement peu nombreux, faite de collaborations ponctuelles à diverses revues (Ses, Yeni Adam) qui acceptaient de publier ses dessins et aquarelles ; d’un court passage en 1932 au Théâtre de la Ville d’Istanbul où il tint un rôle dans une pièce dont il fut aussi le décorateur ; de très rares expositions dont une eut lieu en 1934 ; d’errances nocturnes, de heurts et d’esclandres, de marginalité, et de séjours réguliers à l’hôpital psychiatrique de Bakirköy qui constituait pour Moualla le seul échappatoire lui permettant d’éviter un emprisonnement ferme, grâce, en quelque sorte, à une immunité pénale au vu de son état psychologique.

Il essaya de placer ses œuvres auprès de l’académie des Beaux-Arts, qui commençait alors à constituer le noyau de ce qui allait devenir la collection d’art moderne de l’Etat. Reçu par le directeur de l’époque, qu’il connaissait pourtant, mais qui refusa tout net d’acquérir ne serait-ce qu’une seule de ses peintures, Fikret Moualla prit à bras le corps toutes les œuvres qu’il avait apporté avec lui, et alla les jeter dans le Bosphore tout proche.

A un autre moment, on lui passa une importante commande, en lui demandant de réaliser une grande fresque qui devait représenter les principaux hommes politiques du moment. Ce qui devait arriver arriva, et il finit, un beau jour, par détruire sa réalisation, en trouant les visages des personnages qu’il avait dessiné.

Ses multiples séjours en hôpital psychiatrique, qui lui évitaient à chaque fois une incarcération quasi-certaine, se passaient dans un contexte presque agréable. Connu et apprécié par les docteurs, l’asile devenait ainsi pour Moualla une sorte de retraite où il pouvait continuer à peindre, tout en partageant parfois sa chambre avec des personnages comme Neyzen Tevfik, qui était, quand il était dans un état normal, un formidable joueur de ney et un grand poète. C’est probablement Neyzen Tevfik qui communiqua également à Moualla le goût de l’invective. Neyzen était l’auteur d’une « Apologie de la liberté d’insulter », ouvrage où il développait, sur de longs chapitres, « l’absolue nécessité d’instaurer la liberté d’invectiver, aussi importante que la liberté d’aimer, devant permettre à tout un chacun, dans la mesure de ses capacités, d’insulter toute autre personne à outrance » !..

Une autre mémorable altercation dans la vie tumultueuse de Fikret Moualla eut lieu autour d’une des photographies ou portraits officiels représentant Atatürk, dont l’effigie ornait tous les établissements, publics ou privés. Moualla, à l’occasion d’un dîner dans un restaurant, critiqua ouvertement l’un de ces portraits qui, à ses yeux, possédait trop de défauts. La discussion s’envenima. L’un des témoins de la scène, qui se trouvait être le cuisinier personnel du président, le dénonça aussitôt à la police. Ce délit, qualifié d’insulte au chef de l’Etat, faisait alors encourir à son auteur un très long et pénible séjour en milieu carcéral. Une fois de plus, Fikret s’en tira avec une petite période d’internement.

Dégoûté, inadapté, écœuré, esseulé, Fikret Moualla voulait dorénavant s’en aller vers d’autres cieux. Il réalisa une série de grandes gouaches destinées à décorer le café du pavillon turc de l’exposition universelle de New-York, grâce à l’entremise de son ami Abidine Dino puis, profitant sans attendre de ce pécule inattendu, quitta Istanbul à la fin de 1938, ou au mois de janvier 1939, pour venir s’installer à Paris.
Il habita quelque temps à Pigalle au tout début des années 40, mais fut très rapidement dégoûté de l’ambiance de la place du Tertre où, à ses yeux, « de faux peintres vendaient leurs fausses œuvres à de faux acheteurs en échange de fausse monnaie.. ». Il ne quitta pas la capitale durant la guerre ou, selon les mauvaises langues, son excellente connaissance de l’allemand lui facilita grandement les relations avec l’occupant. Néanmoins, la guerre ayant déjà lieu en permanence dans son esprit, la guerre des hommes devait sans doute lui sembler étrangère à sa réalité à lui.

Il fréquenta, sans trop s’y attarder et surtout histoire de s’y réchauffer les os, l’académie de la Grande Chaumière, l’atelier d’Othon Friesz, et celui de Lhote, qui fut dirigé quelque temps par une artiste turque, Hale Asaf, que Fikret avait connu à Berlin et qui allait mourir à Paris dans le plus grand dénuement au début de la guerre.
Moualla s’installa ensuite au N° 7 de l’impasse Rouet dans le 14e, dans une petite chambre du 6e étage.
Les galeristes parisiens s’intéressèrent à Moualla dès le début des années 50. L’encadreur Estève fut probablement à l’origine de cet engouement, en exposant régulièrement des gouaches de Fikret dans sa vitrine de la rue Jacques Callot. Moualla allait exposer, et souvent à plusieurs reprises, chez Dina Vierny, Marcel Bernheim, France Bertin, Bruno Bassano et Katia Granoff, et également en Suisse (musée de l’Athénée) et en Belgique.

Malgré le très fort pouvoir de séduction de ses gouaches, les relations que l’artiste entretenait avec les marchands étaient toujours très chaotiques. Ne se séparant jamais de son carton à dessin qui lui servait aussi de chevalet, Fikret ne pouvait respecter aucune promesse d’exclusivité avec quelque galerie que ce soit, et se servait de se gouaches comme autant de monnaies d’échange qui lui permettaient de s’enfiler des ballons de vin rouge et de manger quelques plats du jour dans ses bistrots préférés…

Fidèle représentant de la lignée des peintres maudits, Fikret Moualla s’énervait, éructait, excellait parfois dans l’art de l’insulte et de la vindicte, sombrait dans des colères noires ou des beuveries incessantes, et vivait dans la psychose permanente d’une persécution inéluctable, persuadé d’être la cible des services secrets et de la police, ce qui l’amena d’ailleurs, à deux reprises, à séjourner à l’hôpital Sainte Anne (en 1953 et en 1956).

Deux protecteurs, Louis Lhermine dans un premier temps, puis surtout Fernande Anglès, s’occupèrent plus particulièrement de Moualla, essayant, en tentant de lui donner une certaine stabilité matérielle, d’obtenir une production régulière, nécessaire pour « asseoir » sa cote. M. Lhermine installa Moualla dans un hôtel situé rue Léon Jost, et, lors des expositions organisées notamment à la galerie Marcel Bernheim en 1957 et 1958, envoya Fikret Moualla dans le sud de la France pour éviter les esclandres que ce dernier ne manquait jamais de provoquer. C’est d’ailleurs lors d’un séjour à Cannes qu’il fit la connaissance de Mme Anglès, qui s’occupait également de peintres comme Bernard Buffet, François Philippe et de bien d’autres artistes, et qui prit Moualla sous sa protection en 1959 ou 1960.

Et ce fut bien le début d’une nouvelle période pour Moualla. Son œuvre devint plus régulière, mais plus naïve. L’extrême puissance picturale des années 50 laissa la place à des compositions plus figées, aux zones picturales clairement délimitées et ne se fondant plus les unes dans les autres. L’obligation de produire son quota mensuel avait peut-être quelque peu éteint l’étincelle de folie, qui ne revenait plus que de temps à autre. La santé de Moualla déclinait de plus en plus. Dans une lettre à son ami Abidine, il écrivait que « les vaches qui s’étaient installées dans son estomac en compagnie des psychiatres n’arrêtaient pas de copuler ensemble »…

Victime d’une attaque d’hémiplégie, il fut hospitalisé à Laennec en 1962. Il s’installa au domicile de Madame Anglès à sa sortie de l’hôpital, et accepta, au mois d’octobre de la même année, de « s’expatrier » à Reillanne, dans les Alpes Maritimes, où Mme Anglès possédait plusieurs petites maisons. Les mois d’hiver étaient pénibles et solitaires. Il lui arrivait, tard dans la nuit, et dans l’angoisse d’une amnésie passagère provoquée par l’alcool, d’appeler le central, pour demander à l’opératrice « Dites-moi mademoiselle, qui suis-je, dites-moi qui je suis… » C’est là, tout en continuant à peindre, qu’il allait passer les dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort survenue le 19 juillet 1967 à l’hôpital de Manosque, sans jamais être revenu ne serait-ce qu’une seule fois à Paris. Sa dépouille allait être transférée en Turquie en juin 1974, pour y être inhumée au cimetière de Karadja Ahmet à Istanbul, dans cette ville qu’il n’avait pas revue depuis 1938, et qui lui avait certainement terriblement manqué. Il avait dit un jour à son ami Mubin Orhon « que la gare de Lyon était l’endroit qu’il détestait le plus à Paris ». A Mubin qui s’étonna de ce choix, Fikret Moualla répondit « que juste à l’autre bout de la voie ferrée se trouvait Istanbul »…

Kerem Topuz – Avril 2005

 

© 2005-2010 - Kerem TOPUZ - Copie même partielle interdite